Leibniz était un mec trop cool

Ce blog est consacré à la rédaction d'opuscules à teneur métaphysique sur des groupes de rock & roll (et aussi à Leibniz)

Wednesday, October 04, 2006

Lenlow et le motif


1. Dans Le geste et la parole, Leroi-Gourhan se sert de l’analyse des modes de figurations dans l’art paléolithique pour envisager une alternative à l’économie de la représentation telle que nous la connaissons. Quelle spécificité Leroi-Gourhan isole-t-il pour caractériser cet art ? On peut dire que cette spécificité est double.
D’une part elle ne s’origine pas dans une attitude mimétique où la représentation s’affirmerait comme l’expression graphique d’une réalité extérieure, elle commence dans l’abstrait, c'est-à-dire dans la pure figuration d’un rythme par le biais d’une disposition de petits motifs répétés, d’un agencement séquentiel d’une multiplicité de formes simples. Ce n’est que peu à peu que ces dispositifs rythmiques abstraits se développent en formes représentatives. La ligne courbe abstraite va se tordre et s’étoffer peu à peu jusqu’à décrire le contours d’un bison ou d’un cheval
D’autre part, cette figuration, en tant qu’elle procède à partir du motif abstrait et de son explicitation immanente, ne s’inscrit pas dans un espace donné de la figuration, ne se déploie pas dans une structure qui lui préexiste (l’espace euclidien de la perspective à la renaissance, l’espace même fragmentaire de la perception dans l’art moderne). Il n’existe pas de légalité à priori de l’espace de la figuration, cet espace se produit à partir de la ligne, il croit en fonction du linéament du motif, il est rayonnant « comme le corps de l’oursin ou de l’astérie » à partir de lui. L’espace est ce qui s’engendre à partir du motif et non ce qui s’impose comme la condition de possibilité de toute perception.
L’analyse de Leroi-Gourhan n’a pas qu’une valeur historique ou anthropologique. Elle est solidaire d’une analyse des mécanismes actuels de la figuration. Leroi-Gourhan analyse en ceux-ci la fin d’un paradigme (celui de l’espace comme a priori de toute perception, de la formalisation du visible par la structure, en un mot de la « représentation » au sens que nous lui donnons actuellement). Il considère qu’avec l’art abstrait nous sommes à la jonction entre une forme de figuration - parvenue à son terme, et une autre n’ayant pas encore trouvé son mode de systématisation. Peut importe en réalité si cette prophétisation s’avère exacte ou non. L’important est dans la fonction que prend, dans cette perspective, son analyse de la figuration paléolithique : Celle-ci vaut comme mise au jour des procédés premiers par lesquels une figuration se constitue et s’élabore, procédés qui se sont développés d’une certaine manière, aboutissant à notre figuration classique, mais qui peuvent être exploités autrement (l’art paléolithique en est précisément la preuve).

2. On avait montré que l’indie pop actuelle était à la recherche de nouveaux espaces musicaux. Que, partant de la conscience que tout morceau est un morceau d’espace, une certaine manière d’agencer entre eux des motifs hétérogènes, l’indie pop cherchait à constituer des espaces qui ne résolvent pas mais donnent à entendre cette hétérogénéité.
Dans cette perspective, la musique électronique et en particulier le bootleg est solidaire de cette démarche. En effet, le bootleg travaille sur des matériaux déjà crées. Un bootleger ne joue d’aucun instrument, et souvent il ne travaille même pas le matériau sonore qu’il a à sa disposition. Le bon bootleg est celui qui évite au maximum de retoucher les morceaux qu’il assemble. Moins il y a d’effet surajouté (delay, reverb, saturation…), moins on change le rythme initial ou la tonalité (pitch) du morceau de départ plus l’effet de mélange a des chances d’être produit. Tout est donc affaire d’agencement, de coupe, de superposition, d’immiscions. Rendre homogène un assemblage hétérogène (ce qui n’équivaut pas à la production d’un ensemble homogène : les bootlegs les plus réussis sont souvent les plus drôles en ce sens que ce sont ceux qui assemblent des titres au départ radicalement différents)

3. Toutefois le bootleg, en un autre sens, travaille peut-être encore plus que la pop sur des espaces déjà préfixés. En effet, les morceaux assemblés doivent partager une communauté de rythme et de tonalité, et si la pratique du bootleg s’est à ce point généralisée, non seulement dans son audience mais aussi dans ses protagonistes, c’est que partant de cette double constante, rythmique et tonale, le bootleg se ramène à un procédé général et déclinable à l’envi. La plupart des bootlegs se satisfont de cette identité entre des morceaux.
C’est ici qu’intervient la nouveauté de Lenlow. Lenlow introduit un nouveau critère d’assemblage : l’assemblage par le motif. Ses bootlegs assemblent des morceaux non pas tant en raison d’une proximité rythmique ou d’une identité harmonique, mais parce qu’il existe un « motif » commun qui passe entre les morceaux. C’est le « let’s get it on/ it’s coming on » de « Get Eastwood », c’est la ligne de guitare de The man who sold the world qui, sur le premier couplet de « J-Lo vs K-Co vs S-Wo » détone avec la ligne de voix de « Jenny from the Block » mais qui se révèle, sur le second, coller presque note pour note avec la phrase de J-Lo ("love my life and my public; Put God first And can't forget"). C’est encore parfois juste un mot ou un groupe de mot (« In the morning », « last night »). L’exemple le plus frappant réside sans doute dans ses premiers bootlegs, comme par exemple « Vegas Baby ».
Dans ceux-ci Lenlow ne faisait pas encore usage du chant, il isolait des motifs purement musicaux, abstraits, et travaillait sur leur assemblage. « Vegas Baby » parait au premier abord assez convenu, il n’a ni l’efficacité ni la drôlerie des suivants, mais il a presque valeur de manifeste : Quelle ressemblance y a-t-il entre Biz Markie –« My Man Rich »; The Strokes – « Between Love & Hate »; Led Zeppelin – « When the Levee Breaks »; Buddy Rich – « Drum Solo »; Bad Bascomb – « Black Grass »; Suzanne Vega – « Tom's Diner »; The Magnetic Fields – « The Luckiest Guy on the Lower East Side »; Benny Benassi – « Satisfaction » ? la réponse est ceci :

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Chez Suzanne Vega c’est le « tu tu du du tu tu du du »
Chez les Magnetic Fields c’est « Ton WIN on win-IN on on »
C’est la batterie qui frappe sur les pics
C’est le loop de Benny Benassi qui produit une distorsion du motif une note sur deux
C’est le jeu de basse

Le motif est certes ici on ne peut plus basique, motif binaire très présent notamment dans le funk, le hip hop ou la house. Néanmoins, c’est lui, ce petit motif purement abstrait (abstrait car pas uniquement mélodique : il l’est dans la basse, dans le sample des magnetic fields ou de Suzanne Vega, mais il est rythmique dans la batterie et il est un pure distorsion d’une texture sonore, a-mélodique dans le sample de « Satisfaction »). C’est lui qui assure la communauté entre les différents morceaux hétérogènes. Lenlow ne cessera de travailler à partir de ce procédé, en cherchant des motifs toujours plus subtils ou complexes : la ligne sinusoïdale de la guitare de « The man who sold the world », la descente d’accords mineurs jouée au piano dans « (Love is like a) Heat Wave » de martha & the Vandellas, et qui se retrouve à l’identique dans « Black & White Town » des Doves, etc. A chaque fois Lenlow isole un motif, une petite séquence de mélodie, de rythme, de phrase, de son, qui vaut comme diagonale, comme transversalité d’un morceau à l’autre.
Or ce critère de constitution d’ensembles musicaux hétérogènes diffère grandement des critères rythmiques et harmoniques. En effet le rythme aussi bien que la tonalité valent comme structures, ils décrivent un certain champ possible de la variation. Etant donné un rythme et une tonalité donnés, la variation du motif se trouve soumise à des normes de déambulation possible. Avec Lenlow, l’espace musical, l’assemblage, le « mix » se trouve à l’inverse engendré à partir du motif. Ce n’est plus l’ensemble pré-constitué qui détermine les motifs possibles, c’est le motif isolé qui engendre à partir de lui l’ensemble. Les morceaux de Lenlow obéissent bien sûr aux convenances de rythme et de tonalité mais ils se constituent comme un certain entremêlement de motifs – motifs qui ne se confondent pas avec une mélodie, motifs proprement « abstraits » de leur ensemble d’origine, la chanson - et la force de certains morceaux vient souvent du prolongement simultané du motif par les deux chansons d’origine. Sean Paul et Gorillaz usent du même motif mais le prolongent différemment, de même Doves et Martha & the Vandellas, de même Stevie Wonder et Jennifer Lopez, de même Wipeout et le générique de Batman, mais chacun a une façon différente de prolonger ce motif commun, et c’est en laissant ces prolongements se déployer en même temps que Lenlow parvient à des situations hétérogènes qui se tiennent.
La drôlerie ou la surprise d’un bootleg vient de cette mise en évidence (et de la mise en commun) des manières distinctes qu’il peut y avoir d’expliciter un même motif abstrait.
Concevoir l’ensemble musical comme un ensemble de lignes, qui se croisent, s’entrecroisent, s’éloignent. Un ensemble se constituant en extension du motif

5. Avec Lenlow on peut penser une nouvelle compréhension de ce qu’est une « abstraction ». L’abstrait ce n’est pas ce qui est hors de toute réalité (l’idéal, l’en soi), c’est ce qui est disponible pour plusieurs ensembles, ce qui est susceptible d’être réalisé de diverses manières. En ce sens l’abstraction n’est, paradoxalement rien au dehors de ses instanciations mais elle est plus que cette somme car elle en est la virtualité.

Le site de Lenlow:

http://luke.enlow.net/music.html

[EDIT: La passionnantissime histoire du Amen break, découverte récemment, offre un pendant idéal à cette théorie des motifs. Vous pouvez aller l'écouter ici, en version sous-titrée. Ou sinon.]

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