Leibniz était un mec trop cool

Ce blog est consacré à la rédaction d'opuscules à teneur métaphysique sur des groupes de rock & roll (et aussi à Leibniz)

Monday, April 03, 2006

Tim Buckley (2/2: le chant et la voix)


« Parce que les sirènes, qui n’étaient que des bêtes (…), pouvaient chanter comme chantent les hommes, elles rendaient le chant si insolite qu’elles faisaient naître en celui qui l’entendait le soupçon de l’inhumanité de tout chant humain » (M. Blanchot, Le livre à venir)

[Résumé des épisodes précédents: et puis quoi encore vous n'avez qu'à lire la première partie]

Mais cela n’était pas suffisant. Il y eut comme un désir souterrain et constant de cette voix : le rêve de devenir une pure texture, une pure vibration, une variation impersonnelle, quelque chose comme une lumière qui change. Une voix qui ne serait qu’un linge au vent, se gonflant selon le souffle. Et pour cela Tim Buckley n’a eu de cesse de chercher à décrocher sa voix de toute référence à sa personnalité : lui qui avait une voix si caractéristique, si singulière le voilà qui se prend à imiter l’animal, à imiter le ressac de l’océan, la sorcière, à hurler, suffoquer comme s’il pouvait parvenir à se déprendre de sa propre voix ou plutôt faire en sorte que sa voix se déprenne de lui. La mutation de la voix à laquelle on assiste d’album en album c’est la recherche d’une dépersonnalisation du chant jusqu’à en devenir monstrueux. Entre les deux versions de "Song to the siren" (celles de 1968 et celle de Starsailor en 1970) comment ne pas remarquer la puissance de métamorphose qui a conduit la voix à devenir méconnaissable
Et pourtant avec Starsailor on pourrait croire, à première vue, à une exploration plus poussée du même processus de soumission de la musique à la variation du chant: la voix devenue cette fois ci halletante, rauque, sauvage entraîne avec elle la musique – devenue jazz atonal - vers une logique de la fragmentation. Mais cette recherche est comme passée à un stade supérieur : il ne s’agit plus seulement de faire se transformer une musique en la soumettant à la variation de la voix, il s’agit de soumettre cette voix à une variation qui n’est pas elle. Il s’agit en somme d’élaborer une variation qui ne soit plus uniquement le fait de la voix et de ses « humeurs » personnelles (du chant en tant qu’il se rapporte à un chanteur) mais qui soit comme autonome : une variation pure, abstraite, déliée, qui ne dériverait plus du chant mais attirerait le chant à elle.
Mais comment le chant pourrait-il être autre chose que personnel ? Le procédé trouvé dans Starsailor est remarquable d’intelligence musicale : Pour amener la voix à la dépersonnalisation il faut instaurer une scission en elle: produire un chiasme entre le chant et la voix. Car le chant est toujours individualisé par un motif (la mélodie) alors que la voix est une texture (un « grain » de voix). Et le prodige de cet album est de parvenir à les dissocier, à faire passer une fêlure entre les deux.
Si sur la première face on retrouve bien le procédé habituel par lequel la musique se fait fonction d’un chant sans cesse plus brisé, plus frappé, plus déconstruit, (sur "Come here woman" le groupe suit note à note la "mélodie" vocale) à partir de "Song to the siren" la voix passe littéralement au dehors du chant. On a pu dire en entendant cette version et en la comparant à celle de 1968 que Tim Buckley avait perdu sa voix, mais de fait il l’a perdu et ce pour une raison simple : elle est passée de l’autre côté du chant. En arrière plan du chant on entend soudain des chœurs qui s’élèvent, stridents, hurlants, de pures nappes vocales superposées, inhumaines. A partir de cet instant et jusqu’au bout de l’album ces chœurs seront présents, en arrière plan de la musique : nappes de voix traitée comme une texture, sans mélodie : de la voix pure et en même temps à peine une voix. Il y aura dès lors deux foyers: le foyer du chant qui se démène et continue d’exercer sur la musique son pouvoir dérivatif, et le foyer des chœurs, de ces nappes de voix pures qui fonctionnent comme le point d’attirance du chant : ce point de neutralité où celui-ci accèderait à sa dépersonnalisation.
Il faudrait analyser dans le détail ce procédé : comment sur certaines phrases de "Song to the siren" les chœurs épousent les variations de la mélodie, en sont comme la simple résonance, comment ils semblent gonfler peu à peu à partir de l’incantation « Mama lie » sur "Jungle Fire", comment ils constituent enfin l’ensemble de la texture sonore sur "Starsailor" avant d’éclater dès l’amorce de "The Healing Festival". Ce second foyer de la voix ne fait jamais de mélodie, il n’obéit à aucun rythme stable, il fonctionne comme une texture simple, ondulante. Dès lors le chant de Tim Buckley n’est plus uniquement ce principe de variation s’exerçant sur la trame musicale, il est lui-même soumis à une variation et cette variation passe à travers lui, c’est la variation de la voix devenue impersonnelle, une pure onde, sans motifs. C’est la voix des sirènes.
Lorsqu’il s’agissait de rendre la musique fonction du chant il fallait que la voix apprenne à chanter, et conduise ainsi par ce chant débridé et aléatoire la musique vers des dimensions inédites. Mais lorsqu’il s’agit à présent de soumettre non seulement la musique mais également le chant même à la simple variation, abstraite, il est nécessaire d’opérer le chemin inverse et reconduire idéalement ce chant vers ce point de désincarnation et de variation pure, sans motif, qu’est la voix. Voix qui ne renvoie pourtant paradoxalement plus l’image de l’origine du chant, mais tout au contraire le point que celui-ci n’a pas encore atteint, le point du dehors où, l’atteignant, il cesserait, enfin, d’être personnel.

« Les sirènes : il semble bien qu’elles chantaient, mais d’une manière qui ne satisfait pas, qui laissait seulement entendre dans quelle direction s’ouvraient les vraies sources et le vrai bonheur du chant. Toutefois, par leurs chants imparfaits qui n’étaient qu’un chant encore à venir, elles conduisaient le navigateur vers cet espace où chanter commencerait vraiment. Elles ne le trompaient donc pas, elles menaient réellement au but. Mais le lieu une fois atteint, qu’arrivait-il ? Qu’était ce lieu ? Celui où il n’y avait plus qu’à disparaître, parce que la musique, dans cette région de source et d’origine, avait elle-même disparu plus complètement qu’en aucun autre endroit du monde. » (ibid)

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