Leibniz était un mec trop cool

Ce blog est consacré à la rédaction d'opuscules à teneur métaphysique sur des groupes de rock & roll (et aussi à Leibniz)

Monday, April 03, 2006

Tim Buckley (1/2: La musique en variation)


Soit deux genres musicaux distincts, d’une part la pop d’autre part le folk. Si l’on cherche à les caractériser suivant ce qu’ils ont de commun on dira que ce sont à chaque fois des genres où une voix chante sur une trame musicale. Mais en quoi se distinguent-ils ? On peut dire qu’ils diffèrent en tant que ce rapport de la voix à la musique n’est pas généré de la même façon :
- Dans le folk c’est la trame musicale – souvent la guitare – qui sert de base, qui tisse un rythme, une mélodie ou une gamme, et la voix fait des variations à partir de cette trame. En ce sens le folk vient bien du blues où la voix n’était la plus part du temps qu’une simple improvisation à partir du canevas rythmique tissé par la guitare ou le pied.
- Dans la pop c’est tout le contraire : c’est la voix qui produit la mélodie centrale (la pop se chantonne) et c’est la musique qui fait des variations autour d’elle, qui crée des « arrangements ».
On pourrait dire ainsi que dans le folk la voix est fonction de la musique alors que dans la pop c’est la musique qui est fonction de la voix.

La question de Tim Buckley est la suivante : Qu’est ce que cela peut bien vouloir dire de faire du « folk-pop » ? Ses deux premiers albums sont essentiellement pop, remplis de cordes, de pianos, d’arrangements baroques caractéristiques de la pop de la fin des années 60, et ainsi ils devraient vérifier la fonction essentielle de cette musique, à savoir un entraînement de la musique derrière la mélodie de la voix. Oui mais voilà, la voix n’est plus du tout une voix pop. C’est une voix proprement héritière du blues et du folk, à savoir une voix déliée, en variation permanente, qui préfère défaire la mélodie plutôt que la faire. La voix ne structure jamais une mélodie close, elle tisse des variations à partir d’elle. Mais alors que devient la musique ? Si l’on demeure bien dans une méthode pop, cette musique devrait suivre la voix, se structurer par elle, au fil de ses ritournelles. Et c’est ce qu’elle fait, la musique continue de suivre la voix, mais là où cette voix l’emmène ce n’est plus sur le territoire d’une mélodie achevée, c’est vers la ligne indéfinie d’un méandre.
Ce que Tim Buckley invente c’est donc un procédé nouveau, une fonction nouvelle qui place une voix folk en territoire pop et conduit ainsi la musique à se faire fonction de ses variations. Les deux premiers albums explorent les possibilités ouvertes par ce procédé. En particulier dans Goodbye and Hello et dans des morceaux comme "Pleasant Street", ou surtout le morceau titre, où c’est proprement la voix qui imprime ses soubresauts et ses variations à l’ensemble de la structure musicale. Durant l’enregistrement on raconte que tandis que les musiciens et arrangeurs déployaient des trésors d’inventivité pour habiller les morceaux, Tim Buckley se contentait d’approuver vaguement par un hochement de tête muet. Car il savait que l’essentiel n’était pas dans les éventualités plus ou moins symphoniques d’une composition réglée mais dans l’opération que la voix allait pouvoir effectuer au sein de ces échafaudages. L’essentiel résidait dans le souvenir de cette expérience décisive lorsqu’il passa la journée en studio à observer Fred Neil enregistrer "The Dolphins" et expérimenter prise après prise les virtualités du morceau en en modifiant le rythme, la cadence, le jeu. C’est cela qu’il fallait produire : l’ouverture de la chanson sur ses propres virtualités, et chez Tim Buckley cela passe par la contorsion aléatoire de tout l’édifice musical en fonction de chant. Ce qu’il fallait produire en somme c’était le renversement de la relation entre composition et variation (et non leur synthèse dans la pure et simple improvisation) : la variation comme opération sur la composition et non comme produit dérivée de celle-ci. Mais l’artillerie lourde du symphonisme des deux premiers albums empêchaient la musique d’atteindre ce point de flexibilité souhaité par la voix, c’est pourquoi ce sera essentiellement dans le live que Tim Buckley trouvera l’occasion de ses visions : Ses musiciens de live ne sont pas des improvisateurs, ce sont des animaux vigilants : ils savent précisément quoi jouer pour accompagner la mélodie initiale, mais ils savent aussi pertinemment que ce ne sera jamais à cette mélodie là qu’ils auront affaire, que Tim Buckley en explorera à chaque fois des virtualités différentes, en accentuera les lenteurs, en modifiera le rythme.

L’album Happy Sad a en ce sens valeur de manifeste : Ayant réduit ses musiciens au strict minimum (sa formation de live), il tente d’explorer ce pouvoir de métamorphose de la voix sur la musique à l’échelle d’un album entier : L’album part donc d’un morceau blues folk assez traditionnel et opère à partir de lui une fonction de variation. Pour cela il fallait des musiciens suffisamment élastiques et vigilants qui entrevoient instant après instant les inclinations que leur dictait la voix prise dans le méandre. ( ainsi la contrebasse sur "Dream letter" qui épouse comme un souffle les syllabes introductives du morceau, le pouvoir d’effacement de la guitare et du vibraphone à mesure que "Love from room 109" s’étire dans le murmure). La voix est portée à des limites inouïes sur ce disque : d’abord chantonnante, puis s’étirant peu à peu, elle glisse progressivement vers le souffle, le frétillement, le cri ; et ce faisant, la musique qui l’accompagne est à son tours emportée dans cette métamorphose, le rythme n’y est plus une constante structurant le morceau mais une variable, un emballement momentané, la note n’est plus une partie du tout mélodique, mais une ponctuation, une marque, un repère au sein d’un processus indéfini, une balise au milieu d’un devenir. Au sortir de ce disque-expérience, Tim Buckley n’a rien trouvé. Il n’a pas trouvé une formule musicale, stylistique ou mélodique arrêtée il a expérimenté une fonction inédite de la voix. Poursuivre c’était alors nécessairement continuer à muter, continuer à exercer cette fonction à partir du lieu où elle s’était interrompue. Ce sera la rôle de Lorca de reprendre la voix là où Happy Sad l’avait laissée et avec elle cette musique de plus en plus proche de l’onde ou de la vague. Ainsi ce morceau où la voix imite la houle lancinante d’un océan, induisant la musique à s’étirer autant qu’elle le peut, telle un navire au milieu du ressac (à suivre...)

4 Comments:

Blogger Pitseleh said...

Théorie ma foi fort intéressante même si un certain nombre d'artistes rentrent difficilement dans ce clivage (c'est d'ailleurs un moyen de les reconnaitre ces musiciens d'exception, de Tim Buckley à Elliott Smith).
Un peu tard pour tout lire de A à Z mais bravo pour l'effort.

5:10 PM  
Blogger Leibniz said...

Boh tu sais c'est un peu le propre des clivages que personne ne rentre dedans.

5:21 PM  
Blogger Pitseleh said...

En effet.
Je suis fatigué décidément.

1:44 AM  
Anonymous Anonymous said...

BON DEPART

12:31 AM  

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