Leibniz était un mec trop cool

Ce blog est consacré à la rédaction d'opuscules à teneur métaphysique sur des groupes de rock & roll (et aussi à Leibniz)

Saturday, April 01, 2006

Sur Jeff Mangum (Quelques caractéristiques de l'indie pop 2/3)


Un ami m’a fait remarquer la proximité entre ce disque (In the Aeroplane, donc) et Astral Weeks de Van Morrison, cet autre immense disque, de 30 ans son aîné. Même urgence qui court le long de la voix, même capacité à organiser la musique (mélodie, arrangements, format) en fonction du chant, même façon d’exaspérer la pop par les cuivres. Pourtant à bien y réfléchir on pourrait dire qu’In The Aeroplane est l’inverse d’Astral Weeks . Son double renversé car de l’un à l’autre c’est le temps qui s’est rompu. On retrouve bien chez Van Morrison ce qui fera la particularité du chant de Jeff Mangum : une voix criarde qui tantôt allonge la note tantôt accélère le débit, comme si le temps manquait pour tout dire, un chant du temps qui presse. Mais dans Astral Weeks c’est un temps lourd, une immense durée saisie dans le passage de l’adolescence au monde adulte. La voix est prise dans une expérience du seuil, traînant derrière elle des images de l’enfance mais toute entière éprouvant déjà, dans son impatience même la perte de ces images et le passage au-delà (cf. Madame George). Expérience du passage qui contamine la musique même où le jazz infuse le folk pour le rendre allègre, l’étirer, le tendre vers l’élaboration d’une forme nouvelle. Dans In The Aeroplane, à l’inverse, le temps cesse d’être éprouvé dans sa linéarité. Parlant d’Anne Frank, Mangum chante : « I know they burried her body with others, her sister and mother and 500 families, and will she remember me 50 years later. I wish I could save her in some sort of time machine” ( oui je sais qu’ils ont enseveli son corps avec d’autres, sa soeur, sa mère et 500 familles, et se souviendra-t-elle de moi 50 ans plus tard? J’aimerais pouvoir la sauver par une sorte de machine à voyager dans le temps »). On retrouve la question que posait inlassablement Robert Wyatt dans son micro- chef d’œuvre A Short Break « Is every moment forever ? Or never ? ». Et aux vignettes délavées de l’enfance qui ornaient le livret de ce dernier fait place une succession éclatée, fragmentaire d’images. Images de temps tragiquement révolus, de lieux lointains, de rêves ou de cauchemars que rien ne parvient à raccorder au présent. Entre ces morceaux de temps le seul lien est la voix. La voix se rêve comme ce par quoi et en quoi ces images pourraient demeurer vivantes. D’où cette façon nouvelle de chanter qu’il fallait trouver : Chanter comme si l’image allait mourir avec le souffle qui la porte et ainsi la nécessité de pousser le chant, d’étendre la note le plus loin possible. La voix de Mangum oscille ainsi entre le décompte exaspéré de toutes les images de vie qui se trouvent à sa portée (« and count every beautiful thing we can see ») et l’extension jusqu’à l’essoufflement de la note, pour continuer à faire vivre, à ranimer ce qui se tient inerte dans le passé (« How I push my finger threw your mouth to make those muscles move and make your voice so smoothe and sweet »).
Astral Weeks c’est la voix prise dans la durée. In The Aeroplane c’est la voix au milieu des fragments de temps et investissant idéalement chacun pour leur redonner vie (chanter Anne Frank)
Pourquoi l’échec d’In The Aeroplane ? Pourquoi ce disque marqua-t-il à partir de lui l’impossibilité pour Mangum de faire de la musique de la même façon? (voire de faire de la musique tout court ?) Parce qu’il y découvrait que tout chant tend à l’essoufflement, que les images ne vivent en lui que pour autant que le souffle tienne. Mais il ne tient pas, et les cuivres tendues d’Oh Comely ont beau venir prendre la relève au moment où la voix s’épuise l’échec reste le même : la découverte au sein même du chant de l’impossibilité de chanter - de chanter comme il le faudrait pour que ce chant continue de soutenir la vie.

Le silence d'après In the aeroplane over the sea
Pour Mangum il fallait alors repartir d’ailleurs, d’un autre commencement de la musique. Repartir en deçà même de la voix pour demander : comment un ensemble peut être produit ? Si le chant échoue dans cette tension à faire tenir ensemble les fragments d’espace et de temps qui l’entourent il faut repartir en deçà, là où des ensembles ténus se constituent d’eux-mêmes. Après In The Aeroplane, Mangum se mit à sillonner l’Europe pour y enregistrer des bribes de son : des chants traditionnels bulgares, le bruit de la mer, des ambiances de place du village etc. Collection simple de petites traces sonores éparses. Puis il se mit à les assembler (ce qui fut selon lui le plus gros du travail). Produire de la sorte de petits ensembles fragmentaires : « I Think that so much of the creative process is a fragmentary one » déclarait-il à Pitchfork en 2002 : « Le montage consiste à extraire des morceaux de réalité et à les réarranger – créant ainsi de nouveaux cadres afin de nous amener à s’arrêter et à porter un regard inédit sur les choses. C’est au fond extraire des morceaux de la réalité de tous les jours et les réarranger pour montrer aux gens la magie qui est déjà contenue de façon inhérente en chacune de ces choses »
En ce sens, si le silence post-aeroplane est bien en lien avec une impossibilité de chanter, avec un désespoir quant au rêve de donner vie par la voix, il n’y a pas de rupture sur le plan musical. Mangum expliquait déjà en ces termes sa méthode pour composer une chanson : « Il y a des petits fragments précis de mots et d’images qui flottent dans mon esprit et puis, à un moment donné, je m’assois avec ma guitare et tout s’agence (fall into place) ». Ainsi, que ce soit seul avec une guitare ou devant un assemblage de sons organiques sur ordinateur, il s’agit toujours de convertir le fragmentaire, de produire un assemblage à partir d’une multiplicité. Tant qu’on en restait à la voix comme vecteur privilégié de conversion du fragmentaire on était d’une certaine façon dans un vitalisme, dans une croyance en un flux de vie qui viendrait relier les morceaux en les traversant. Si Mangum repart d’un autre lieu, d’un lieu d’avant la voix, c’est qu’il reprend cette question de la production d’un ensemble à un autre niveau : celui du repérage d’une « magie inhérente » aux fragments que le musicien n’aurait qu’à rendre audible. Rendre audible ces forces de cohésion plutôt que chercher à les produire

2 Comments:

Blogger Leibniz said...

Dixit moi-même après la première écoute de l'album: on dirait ton voisin qui rentre chez lui bourré à quatre heure du mat'. Je m'en veux encore de celle là...
Mais bon si on a plus le droit d'être de mauvaise foi après la première écoute d'un disque où va le monde hein?

3:55 PM  
Anonymous Anonymous said...

Remarquable.

5:12 PM  

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