Leibniz était un mec trop cool

Ce blog est consacré à la rédaction d'opuscules à teneur métaphysique sur des groupes de rock & roll (et aussi à Leibniz)

Saturday, April 01, 2006

Quelques carctéristiques de l'indie pop

A quoi reconnaît-on un groupe d'indie pop? A une occupation excessive de l’espace qui lui est imparti. Noms trop longs ( Godspeed you black emperor, Clap your hands say yeah, You say Party! We say die! Someone still loves you Boris Eltsine…groupes verbaux plutôt que nominaux), titres trop longs (dans Illinois de Sufjan Stevens, chez Of Montreal, dans les sous-titres de chansons des Flaming Lips...), espace sonore saturé (chez The Go Team, dans les productions de Dave Fridmann…), ou espace scénique bondé (souvent plus d’une demi-douzaine de musiciens, chez Godspeed, Architecture in Helsinki, Polyphonic Spree…). A chaque fois les cadres traditionnels de la pop se trouvent portés à leur comble.
Cette indie pop travaille donc à constituer des espaces suroccupés. Rarement dans l’histoire de la pop on avait accordé une telle importance à la notion d’espace. Un groupe n’est pas là pour faire passer le temps, ou pour rendre ce temps audible à travers une ritournelle linéaire, il est là pour produire un espace et l’investir. On ne redira en ce sens jamais assez l’importance significative d’un artiste comme Sufjan Stevens qui, d’album en album, ne cesse de penser sa musique comme un territoire (le fameux projet d’un album par Etat américain) et qui invente ainsi à une nouvelle forme d’écoute, analogue à la façon dont on peut circuler, sillonner, parcourir aléatoirement un espace nouveau. Mais cette démarche n’est pas isolée. Lorsque dans un morceau d’Arcade Fire on entend simultanément un accordéon à la Edith Piaf, des percussions à le Einsturzende Neubauten, des guitares rocks et des chants de marins, lorsque The Go Team conçoit explicitement ses morceaux comme des zones de croisement entre des flux multiples trouvant leur origine chez les Jackson 5, Sonic Youth, De la soul où des B.O. de films de la Blaxploitation, il s’agit à chaque fois de penser la chanson non plus comme une linéarité temporelle cohérente mais comme un lieu d’intersection entre des foyers musicaux hétérogènes. Les influences empruntées à différents moments de l’histoire de la musique restent non intégrées, comme continuant de fonctionner par elles-mêmes, simultanément, en parallèle, par bribes qui ne se résolvent jamais parfaitement dans l’unité d’une mélodie.
L’espace de la chanson fonctionne ainsi comme une sorte de mise en pièce du temps. Lorsque ces groupes pensent leurs « morceaux » (c’est le cas de le dire) comme des espaces à occuper, cela revient à faire cohabiter des lambeaux musicaux renvoyant à des temps différents, devenus comme des régions entre lesquelles la mélodie circule. On ne s’étonnera pas alors que bon nombre de ces groupes s’en réfèrent à Neutral Milk Hotel. Car sur cette pièce maîtresse qu’est In The Aeroplane Over The Sea c’est bien à cela que l’on assiste : un temps mis en pièce qui n’est plus le vecteur linéaire de la mélodie mais qui est cet ensemble fragmentaire au sein duquel la mélodie tente de circuler.

In the aeroplane over the sea et le temps en morceaux
Un ami m’a fait remarquer la proximité entre ce disque et Astral Weeks de Van Morrison, cet autre immense disque, de 30 ans son aîné. Même urgence qui court le long de la voix, même capacité à organiser la musique (mélodie, arrangements, format) en fonction du chant, même façon d’exaspérer la pop par les cuivres. Pourtant à bien y réfléchir on pourrait dire qu’In The Aeroplane est l’inverse d’Astral Weeks . Son double renversé car de l’un à l’autre c’est le temps qui s’est rompu. On retrouve bien chez Van Morrison ce qui fera la particularité du chant de Jeff Mangum : une voix criarde qui tantôt allonge la note tantôt accélère le débit, comme si le temps manquait pour tout dire, un chant du temps qui presse. Mais dans Astral Weeks c’est un temps lourd, une immense durée saisie dans le passage de l’adolescence au monde adulte. La voix est prise dans une expérience du seuil, traînant derrière elle des images de l’enfance mais toute entière éprouvant déjà, dans son impatience même la perte de ces images et le passage au-delà (cf. Madame George). Expérience du passage qui contamine la musique même où le jazz infuse le folk pour le rendre allègre, l’étirer, le tendre vers l’élaboration d’une forme nouvelle. Dans In The Aeroplane, à l’inverse, le temps cesse d’être éprouvé dans sa linéarité. Parlant d’Anne Frank, Mangum chante : « I know they burried her body with others, her sister and mother and 500 families, and will she remember me 50 years later. I wish I could save her in some sort of time machine” ( oui je sais qu’ils ont enseveli son corps avec d’autres, sa soeur, sa mère et 500 familles, et se souviendra-t-elle de moi 50 ans plus tard? J’aimerais pouvoir la sauver par une sorte de machine à voyager dans le temps »). On retrouve la question que posait inlassablement Robert Wyatt dans son micro- chef d’œuvre A Short Break « Is every moment forever ? Or never ? ». Et aux vignettes délavées de l’enfance qui ornaient le livret de ce dernier fait place une succession éclatée, fragmentaire d’images. Images de temps tragiquement révolus, de lieux lointains, de rêves ou de cauchemars que rien ne parvient à raccorder au présent. Entre ces morceaux de temps le seul lien est la voix. La voix se rêve comme ce par quoi et en quoi ces images pourraient demeurer vivantes. D’où cette façon nouvelle de chanter qu’il fallait trouver : Chanter comme si l’image allait mourir avec le souffle qui la porte et ainsi la nécessité de pousser le chant, d’étendre la note le plus loin possible. La voix de Mangum oscille ainsi entre le décompte exaspéré de toutes les images de vie qui se trouvent à sa portée (« and count every beautiful thing we can see ») et l’extension jusqu’à l’essoufflement de la note, pour continuer à faire vivre, à ranimer ce qui se tient inerte dans le passé (« How I push my finger threw your mouth to make those muscles move and make your voice so smoothe and sweet »).
Astral Weeks c’est la voix prise dans la durée. In The Aeroplane c’est la voix au milieu des fragments de temps et investissant idéalement chacun pour leur redonner vie (chanter Anne Frank)
Pourquoi l’échec d’In The Aeroplane ? Pourquoi ce disque marqua-t-il à partir de lui l’impossibilité pour Mangum de faire de la musique de la même façon? (voire de faire de la musique tout court ?) Parce qu’il y découvrait que tout chant tend à l’essoufflement, que les images ne vivent en lui que pour autant que le souffle tienne. Mais il ne tient pas, et les cuivres tendues d’Oh Comely ont beau venir prendre la relève au moment où la voix s’épuise l’échec reste le même : la découverte au sein même du chant de l’impossibilité de chanter - de chanter comme il le faudrait pour que ce chant continue de soutenir la vie.

Le silence post-aeroplane
Pour Mangum il fallait alors repartir d’ailleurs, d’un autre commencement de la musique. Repartir en deçà même de la voix pour demander : comment un ensemble peut être produit ? Si le chant échoue dans cette tension à faire tenir ensemble les fragments d’espace et de temps qui l’entourent il faut repartir en deçà, là où des ensembles ténus se constituent d’eux-mêmes. Après In The Aeroplane, Mangum se mit à sillonner l’Europe pour y enregistrer des bribes de son : des chants traditionnels bulgares, le bruit de la mer, des ambiances de place du village etc. Collection simple de petites traces sonores éparses. Puis il se mit à les assembler (ce qui fut selon lui le plus gros du travail). Produire de la sorte de petits ensembles fragmentaires : « I Think that so much of the creative process is a fragmentary one » déclarait-il à Pitchfork en 2002 : « Le montage consiste à extraire des morceaux de réalité et à les réarranger – créant ainsi de nouveaux cadres afin de nous amener à s’arrêter et à porter un regard inédit sur les choses. C’est au fond extraire des morceaux de la réalité de tous les jours et les réarranger pour montrer aux gens la magie qui est déjà contenue de façon inhérente en chacune de ces choses »
En ce sens, si le silence post-aeroplane est bien en lien avec une impossibilité de chanter, avec un désespoir quant au rêve de donner vie par la voix, il n’y a pas de rupture sur le plan musical. Mangum expliquait déjà en ces termes sa méthode pour composer une chanson : « Il y a des petits fragments précis de mots et d’images qui flottent dans mon esprit et puis, à un moment donné, je m’assois avec ma guitare et tout s’agence (fall into place) ». Ainsi, que ce soit seul avec une guitare ou devant un assemblage de sons organiques sur ordinateur, il s’agit toujours de convertir le fragmentaire, de produire un assemblage à partir d’une multiplicité.
Tant qu’on en restait à la voix comme vecteur privilégié de conversion du fragmentaire on était d’une certaine façon dans un vitalisme, dans une croyance en un flux de vie qui viendrait relier les morceaux en les traversant. Si Mangum repart d’un autre lieu, d’un lieu d’avant la voix, c’est qu’il reprend cette question de la production d’un ensemble à un autre niveau : celui du repérage d’une « magie inhérente » aux fragments que le musicien n’aurait qu’à rendre audible. Rendre audible ces forces de cohésion plutôt que chercher à les produire.

Produire des ensembles inédits
L’indie pop post-in the aeroplane semble repartir de ce même problème : comment un ensemble se produit hors de toute linéarité ? ou, en termes plus musicaux : comment se constitue un morceau si ce qui l’ordonne ne peut plus être une mélodie unique et continue (linéarité temporelle d’une narration ou d’une structure pop traditionnellement structurée, linéarité de la voix au sens d’une « lead vocal »)? Que ce soit chez Arcade Fire, The Go Team, Animal Collective, Godspeed ou Gang Gang Dance il devient de plus en plus difficile de repérer une mélodie unique et structurante, une de ces ritournelles isolables avec deux doigts sur un clavier de piano comme on en trouvait dans la pop anglais des années 60 ou 80. La mélodie est d’emblée disposée en archipel, par îlots, comme on dessinerait une carte (ici un melodica joue un motif, plus loin des guitares en tissent un autre, ailleurs une rythmique hip hop ajoute un nouveau plan non homogène etc.). De même, la voix tend à se pluraliser (des chœurs omniprésents, des unissons) et à perdre de sa linéarité ( les pistes vocales démultipliées et syncopées chez Animal Collective, les voix travaillées comme des samples chez The Go Team ou comme de simples motifs mélodiques parmi d’autres chez Architecture in Helsinki ou dans Haïti d’Arcade Fire).
Dans cette musique on ne cesse donc de partir de foyers hétérogènes et on agence à partir d’eux des ensembles. On dira : quelle différence puisqu’au final c’est toujours une construction homogène qui tend à être produite, exactement comme dans la pop traditionnelle ? Mais précisément ici on tend vers cette construction alors qu’auparavant on en partait (le fameux adage : une bonne chanson se compose d’abord seul à la guitare sèche) ; la mélodie n’est plus l’ossature à partir de laquelle les éléments se déploient peu à peu mais d’emblée un produit bâtard, un lieu d’intersection entre les divers foyers sonores qui lui préexistent. La mélodie n’est désormais plus séparable d’un unisson. On parvient à la mélodie on n’en part pas (c’est peut-être de là que vient parfois la beauté d’un disque comme Funeral : le sentiment fugace qu’au bout d’un certain temps, épuisés, on est enfin parvenu à une mélodie) Et on y parvient lorsque soudain les flux se croisent, les motifs se redoublent, chantent à l’unisson une petite ritournelle (Wake up, Huddle Formation, la fin de Do the whirlwind, Who could win a rabbit ?...) avant de repartir à nouveau, chacun de leur côté, ou s’interrompre.
La mélodie c’est l’indicatif de convergence rendue possible par l’ensemble produit. On trouve ainsi des ensembles à fort taux de convergence comme chez Sufjan Stevens, Go Team ou Architecture in Helsinki qui ne cessent de produire des petites mélodies éphémères dans tous les sens, et d’autres à plus faible taux de convergence comme Animal Collective ou Gang Gang Dance où la tension vers la mélodie ne cesse d’être parasitée. Mais dans tous les cas cette même façon de repenser la chanson comme un espace à produire et à investir revient à affirmer que la musique pop doit se penser comme cet art à tâtons qui, à partir de foyers sonores essentiellement hétérogènes, ne cesse d’expérimenter la constitution d’ensembles inédits, inaudibles jusqu’alors (un bell’orchestre, une parade, un collectif, une team, un gang, une polyphonie, une architecture etc.). [novembre 2005]

2 Comments:

Anonymous Anonymous said...

Salut blogueur philosophe,

Je suis tombé sur ton site en passant par hasard sur celui d'Interprétation Diverses dont un article parlait du concept de l'indillinoise.
J'ai bien aimé l'approche "littéraire et décryptage idées" de ton site sur la musique, ça change de ce qu'on lit ailleurs.
Aimant beaucoup Astral Weeks je vais écouter le groupe que tu compares à Van Morrison !
Aussi je t'invite à aller faire un tour sur mon site de musique, médias, mon approche des choses devrait te parler, je pense.
Et peut-être se reparlera-t-on, car je vais peut-être bientôt écrire un article sur ce qu'il y a de philosophique dans le rock, sujet sur lequel tu pourras peut-être m'apporter tes lanternes ;-)

A+
Sylvain
http://parlhot.over-blog.com

1:41 AM  
Blogger Ju said...

Bonjour à toi ami de bon goût,

Moi aussi je suis tombé sur ton site par hazard, en tapant "structure pop" dans google. Sympa ton analyse.

Moi aussi je tiens un site sur la zik et Astral Weeks tout comme Aeroplane y ont été chroniqués.
www.desoreillesdansbabylone.com

Très bonne continuation.
Julien.

7:48 AM  

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